L’Humanité – Jean Chatain – 4 avril 2008
Article paru le 4 avril 2008
Ethnographie d’un génocide
La Femme aux pieds nus,
par Scholastique Mukasonga. Éditions Gallimard, 2008. 148 pages, 13,90 euros.
Rêver sur ses souvenirs d’enfance à partir de ce que, l’âge aidant, vous êtes devenu constitue un véritable genre littéraire, au sein duquel une catégorie d’ouvrages doit être distinguée, celle du retour sur soi-même effectué par une personne s’appréhendant comme originaire d’un monde disparu. Dans la littérature européenne, on songe par exemple à Manes Sperber revenant, au crépuscule de son existence, sur sa jeunesse dans un ghetto provincial polonais (Porteurs d’eau), en ayant conscience que ses souvenirs lui sont interdits dans leur spontanéité, car réinterprétés au travers de l’épouvante ultérieure de la Shoah qui, elle-même, n’est jamais évoquée en tant que telle. Non plus la recherche du temps perdu, mais du temps assassiné. Démarche identique chez Scholastique Mukasonga, pleurant la Femme aux pieds nus, sa mère Stephania, et s’efforçant de faire revivre, depuis la France où elle s’est reconstruit une vie, la communauté des déplacés tutsis à Nyamata dans le Bugesera, région insalubre (la seule du pays à connaître le fléau de la maladie du sommeil) située au sud de Kigali. Là furent concentrées des familles entières fuyant les pogroms orchestrés par un pouvoir raciste dans les autres provinces du pays.
Les intitulés de ces chapitres prennent, pour le lecteur français, l’aspect d’une énumération ethnographique (Le sorgho… Médecine… Le pain… Beauté et mariages…) mais chacun des rites et traditions remémorés est décrit aux couleurs du deuil. Doublé en permanence d’un (injuste) sentiment de culpabilité. Le récit s’ouvre sur une hantise de Stephania, confiant à ses trois filles cadettes : « Quand vous me verrez morte, il faudra recouvrir mon corps. Il ne faut pas laisser voir le corps d’une mère. » Scholastique ignore tout des conditions de la mort de ses parents comme de ses frères et soeurs et n’a jamais retrouvé leurs corps, elle-même devant sa survie au fait que, lorsque le génocide se déchaîna, elle résidait au Burundi voisin.
Un cauchemar clôt l’ouvrage. La survivante retrouve à la sortie de la classe les enfants qui furent ses copains d’école à Nyamata. Elle les suit jusque dans l’église et y découvre des monceaux d’ossements. Les enfants deviennent ombres et interrogent : « As-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous… tous ?… »
Jean Chatain