Le Monde – Christine Rousseau – 16 avril 2010
Scholastique Mukasonga, l’écriture comme un linceul
LE MONDE DES LIVRES
Article paru dans l’édition du 16 avril 2010
Alors qu’elle n’était qu’une enfant, Scholastique Mukasonga – qui est née au Rwanda en 1956 – entendait souvent sa mère, Stefania, répéter à ses cinq filles : « Quand je mourrai, surtout recouvrez mon corps avec mon pagne, personne ne doit voir le corps d’une mère. » En 1994, alors qu’elle est installée en France depuis deux ans, elle apprend que ses parents, frères, soeurs et cousins, restés au Rwanda, ont été massacrés. De cette famille tutsi ne restent plus comme survivants que son frère et elle. Tenant à respecter la promesse faite à sa mère, c’est par l’écriture qu’elle va recouvrir d’un linceul de mots son corps disparu. Et au-delà toutes les victimes du génocide et des massacres qui précédèrent – pour ne pas dire préparèrent – l’innommable.
Après Inyenzi ou les cafards et La Femme aux pieds nus – dans lequel la romancière dressait tout en finesse le portrait de sa mère – (Gallimard, « Continents noirs », 2006, 2008), c’est cette fois en nouvelliste qu’elle nous revient pour arpenter à nouveau ce territoire sensible et douloureux de la mémoire, à travers les voix d’enfants déplacés, qui ont grandi la peur au ventre. Telle la petite Colomba, dans « L’Iguifou » (« la faim » en kinyarwanda), qui, après une journée à chercher en vain la moindre trace de nourriture, se laisse attirer – sinon séduire – par les nuées lumineuses et colorées entourant les portes de la Mort.
Or, avant qu’ils ne soient « jetés » dans la région stérile du Bugesera, ses parents savaient toujours dompter l’Iguifou, grâce au lait nourricier de vaches qui faisaient la fierté de tous. Et Kalisa, près de son troupeau fantôme qu’il conduit « vers les prairies du souvenir et des regrets », de se remémorer le cérémonial de la traite et les cortèges emplis de chants et de poèmes clamés qui accompagnaient le départ des bêtes pour les pâturages (« La Gloire de la vache »).
AVANT LA PEUR
Mais cela, c’était avant les déplacements de populations, la famine, les humiliations, les exactions quotidiennes, les massacres de 1959 et 1963 – que rappelle fort justement Scholastique Mukasonga. Avant que la beauté tutsi ne devienne synonyme de malheur et de déchéance. Avant aussi que les soldats ne mitraillent par jeu les enfants sur la route de l’école et que « La Peur » ne s’immisce en tous lieux et devienne l’ordinaire des jours et des nuits. Avant, enfin, que tout se fige dans l’horreur génocidaire et l’indicible.
Une horreur que Scholastique Mukasonga ne fait que suggérer à travers ce recueil oscillant entre un « avant » menaçant et un « après » de deuil, de quête et de mémoire. Et compose, à mots simples et poétiques, irisés parfois d’humour, un bouleversant tombeau de papier.
L’Iguifou. Nouvelles rwandaises de Scholastique Mukasonga. Gallimard, « Continents noirs », 112 p., 13,50 €.
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