Libération | Tribunes : Le crâne des uns dans la vitrine des autres
Voici ma tribune publiée dans le journal Libération du 27 août 2014.
On me dira peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais après tout, j’habite juste en face. Au bord de la mer. Il n’y a que la Manche qui m’en sépare, le Channel. Pas bien loin après tout, cinq heures de traversée en ferry depuis Ouistreham et vous êtes en Angleterre. Une île, il faut toujours l’aborder par la mer.
Et puis on m’objectera aussi que ce dont je veux parler ne se passe même pas chez moi, au Rwanda, mais juste de l’autre côté de la frontière, en Ouganda. La frontière, les Allemands et les Anglais l’avaient tracée à leur convenance en 1911. Pourtant des deux côtés, on parle kinyarwanda, des deux côtés, c’est la même ethnie (voilà un vilain mot que j’aurais dû éviter d’employer), les Bakiga.
Mon histoire se passe entre 1916 et 1919. C’était il y a bien longtemps, moins longtemps que l’histoire d’Ataï, le chef canaque et son crâne qu’on vient de rendre aux siens, en Nouvelle-Calédonie, (encore un nom bien colonial), aux Canaques. J’ai bien aimé le beau texte de Daeninckx à ce sujet (1). Cela m’a donné des idées. Il y a certainement bien d’autres trophées macabres du colonialisme triomphant enfouis, oubliés dans les réserves des musées. Il y en a peut-être un au British Museum. A vérifier. Celui de Ntokibiri.
Ntokibiri, cela signifie deux doigts, deux doigts en plus je suppose. Ntokibiri, c’était un prophète, un sorcier, a witchdoctor, comme disaient les Blancs. En lui s’était incarné un esprit féminin, Nyabingi, qui possédait plutôt les jeunes filles car c’était une sorte de déesse-mère terrible et bienfaisante à la fois, qui donnait et guérissait les maladies, et surtout rendait fécondes les femmes stériles. Elle a été loin Nyabingi, elle a été jusqu’en Jamaïque, elle est devenue Nyabinghi chez les rastas qui lui ajoutèrent un h.
Donc, en 1917, Ntokibiri a pris la tête d’une révolte contre les puissances coloniales : Anglais et Belges. Il a sans doute profité de la Grande Guerre qui avait quelque peu désorganisé l’administration coloniale encore mal établie. Oui, les Européens se sont fait aussi la guerre en Afrique, particulièrement en Afrique de l’Est. Elle s’est faite surtout sur la tête des 600 000 Africains réquisitionnés comme porteurs par tous les belligérants. Le portage a fait plus de morts que les combats : des dizaines de milliers de morts.
Ntokibiri, après avoir lancé en janvier 1917 une attaque contre un poste anglo-belge, a tenu le maquis pendant deux ans, lançant des raids contre les installations coloniales et celles de leurs collaborateurs. Il était accompagné par une prêtresse Nyabingi appelée Kayigirwa. Pour échapper aux poursuites, lui et ses partisans se réfugiaient dans la grande forêt du Congo. Son camp fut pris d’assaut par surprise le 23 juin 1919. Ntokibiri fut tué mais son mouton sacré porteur de toutes les puissances magiques fut capturé vivant. Il fut brûlé en public à Kabale, jusqu’à ce qu’il soit entièrement consumé, les autorités anglaises prenant bien soin qu’aucun morceau de peau, d’os ou de chair ne subsiste et puisse être utilisé comme talisman.
Pour prouver à tous que le prophète avait bien péri, le commissaire du district exhiba, sur sa véranda, les deux doigts desséchés de Ntokibiri et sa tête fut envoyée au British Museum. Elle doit y être encore. J’imagine qu’au poste frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, à Gatuna par exemple, on dressera un jour un petit mausolée, si modeste soit-il, pour y accueillir le crâne de Ndokibili. Rêve impossible ?
(1) «Libération» du 27 août. Dernier ouvrage paru : «Ce que murmurent les collines», Gallimard, 2014.