Le nouvel Observateur – Jérôme Garcin – 24 juin 2010
La Tutsie de Normandie
Née au Rwanda, où sa famille fut exterminée lors du génocide, Scholastique Mukasonga vit aujourd’hui dans le Calvados et publie, en hommage à ses morts, un très beau recueil de nouvelles
La vache, à Saint-Aubin-sur-Mer, est placide et laconique. Cette ruminante opulente ne connaît pas son bonheur. Elle dort sous les pommiers, se gave d’herbe grasse et produit, dans l’indifférence générale, des pets intempestifs qui participent au réchauffement climatique, même sous le crachin. Dans ce village du Calvados, appelé « la Reine de l’iode », personne ne prend le temps d’admirer ces grosses normandes, dites mixtes, qui donnent du lait et de la viande.
Personne, sauf une assistante sociale d’origine rwandaise, mère de deux enfants, qui porte un prénom de philosophie médiévale. Impossible, pour elle, de les regarder sans revoir celles de son enfance. C’était dans la province de Gikongoro, au sud-ouest du Rwanda. Les vaches étaient plus maigres, moins riches, mais mieux aimées et davantage flattées. Elles jouissaient des égards dévolus aux princesses. Leur poil était lustré et leur cul nettoyé avec une touffe d’herbes humides. Une pommade, tirée de la moelle du bananier, était appliquée sur leurs égratignures. Des feux étaient allumés pour chasser les mouches importunes. Au lever du jour, l’heure de la traite, appelée agasusuruko, était aussi sacrée qu’une messe, dont les pères en pagne étaient les officiants solennels. Les femmes transportaient ensuite, telles les huiles saintes, les pots à lait dans la hutte. Tout ce qui sortait des vaches était précieux : l’urine chaude tenait lieu de vermifuge et les bouses, de ciment. Chacune avait son sobriquet. Il arrivait qu’on les orne de guirlandes de fleurs et de colliers de perles. Elles appelaient la conversation et suscitaient des vocations de poètes virgiliens.
C’est à cette époque lointaine, rendue plus lointaine encore par le génocide où son enfance et ses illusions ont disparu à jamais, que pense Scholastique Mukasonga, dans les prés verdoyants de Basse-Normandie. Son exil est un royaume de bovins insoucieux. Et Scholastique n’en finit plus de ruminer son passé traumatisé. Elle a la peau claire, le nez droit, les cheveux abondants où ses bourreaux voyaient autrefois les preuves de son appartenance au peuple pestiféré des « êtres nuisibles », des cancrelats, des serpents.
C’est une Tutsie, née en 1956 au bord de la rivière Rukarara. Toute sa famille trente-sept personnes, dont son père et sa mère – fut déportée à Nyamata et puis éradiquée, lors des massacres de 1994. Elle ne survécut que grâce à sa fuite éperdue, en 1973, au Burundi, à son exil à Djibouti et à son mariage avec un Français. Hantée par le remords d’être une miraculée, elle n’écrit que pour sauver ses morts de l’immense charnier où sont empilés les ossements anonymes des quelque 800.000 Tutsis frappés, piétinés, éventrés à la machette, suppliciés. De ses livres, elle dit qu’ils sont « un tombeau de papier ». Elle en est la gardienne vigilante, hypermnésique.
Dans « Inyenzi ou les Cafards » (2006), elle racontait par le détail, jusqu’à l’insoutenable, comment les Hutus avaient programmé la destruction des Tutsis et le président Kayibanda, la « purification ethnique ». Dans « la Femme aux pieds nus » (2008), elle rendait gloire aux héroïnes de la vie quotidienne, ces femmes qui, malgré la misère et l’effroi, trouvaient encore la force de recueillir le sorgho, d’improviser un jardin de plantes médicinales, ou de découper des croissants de lune dans la chevelure des jeunes filles.
Aujourd’hui, elle poursuit, avec un recueil de nouvelles d’une troublante poésie (comment peut-on écrire si bien sur ce qui est condamné, si léger sur une telle tragédie, et sans haine ?), son obstiné devoir de mémoire. Se souvenir, c’est donner la parole aux victimes innocentes, restituer le bonheur africain d’avant la fin du monde, et surtout ne pas se résigner. Tout ce qu’elle a connu petite, elle le restitue dans ce livre à l’équilibre parfait où, sur le bonheur de vivre au milieu des vaches, de lire en cachette Malraux, Sartre et Camus, plane une menace perpétuelle. De la faim, elle fait un animal, un « Iguifou », qui ronge le ventre et rend fou. De la mort, qui faillit emporter la fillette famélique, une lumière éblouissante. De la peur, une ombre fuyante qui, même la nuit, poursuivait les Tutsis jusque dans les églises. De la beauté, une malédiction (oh, la jolie Helena, livrée comme une bête au président zaïrois Mobutu). Et des morts, ses alliés substantiels. Elle les pleure désormais en se mêlant, dans les églises, aux enterrements de Normands qu’elle ne connaît pas.
Lorsque les Hutus, armés jusqu’aux dents, approchaient des villages tutsis, les femmes habillaient à la hâte leurs enfants et mettaient leurs plus beaux pagnes : « Ce souci d’élégance, écrit Scholastique Mukasonga, était un défi lancé aux tueurs et à la mort.» C’est le même souci qui habite la nouvelliste de « l’Iguifou ». La grâce en plus.
J. G.
« L’Iguifou », par Scholastique Mukasonga,
Gallimard, « Continents noirs », 124 p., 13,50 euros.