Libération | Rebonds: Digressions francophones de Brooklyn à Göttingen

Libération | Rebonds: Digressions francophones de Brooklyn à Göttingen

Libération | Rebonds: Disgressions francophones de Brooklyn à Göttingen

Vous pouvez lire aujourd’hui dans Libération mon Rebond « Digressions francophones de Brooklyn à Göttingen ».
Bonne lecture!

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http://www.liberation.fr/culture/2014/10/30/digressions-francophones-de-brooklyn-a-gottingen_1132765

TRIBUNE

On me classe habituellement parmi les écrivaines francophones. Je n’ai rien à en redire : il faut bien être classée quelque part. Après tout, j’aime bien ce bon vieux français que j’ai appris dès l’école primaire, bien loin de la France, à Nyamata. Au Rwanda. Aujourd’hui, il me poursuit jusque dans mes rêves. Mes livres, je les écris en français. Peut-on être plus francophone ?

Tout de même, j’ai conservé, comme le plus précieux des trésors, ma langue maternelle, le kinyarwanda. J’en parsème mes livres comme le Petit Poucet pour ne pas oublier le chemin de mon origine. Et je suis fière quand je retourne au Rwanda que les jeunes me disent : «Mukasonga, tu parles un beau kinyarwanda.» Sans doute parce qu’il est un peu archaïque après quarante ans d’exil.

Certes, ce n’est pas de mon plein gré que j’ai choisi le français. Les hasards des partages coloniaux, les aléas de l’histoire en ont décidé pour moi. Les Rwandais auraient tout aussi bien pu devenir germanophones si un certain archiduc n’avait pas été assassiné à Sarajevo déclenchant une guerre qui ne concernait en rien les Africains mais qui s’est aussi déroulée en Afrique. Donc en 1916, les Belges chassent les Allemands du Rwanda et voilà les Rwandais embarqués pour la francophonie. Remarquez qu’une bonne partie d’entre eux aurait pu, en 1920, devenir anglophones : les Britanniques réclamaient tout l’Est du pays, le Gisaka, pour y faire passer leur grand rêve impérial, le chemin de fer du Cap au Caire. Les Belges utilisèrent les protestations véhémentes du roi Musinga, qui se voyait dépossédé ainsi d’un bon tiers de son royaume, pour plaider leur cause auprès de la Société des nations. On leur donna raison et le Rwanda put recouvrir, à peu de chose près, son intégrité territoriale.

Le Rwanda nouveau a opté pour l’anglais. Peut-être certains y verront-ils une mesure de rétorsion mais, plus sérieusement, il n’est qu’à consulter une carte pour constater que le Rwanda est tourné géographiquement et économiquement vers l’Afrique de l’Est anglophone. Il est dans l’intérêt évident du Rwanda de s’intégrer enfin dans la dynamique de ces pays émergents dont les taux de croissance oscillent entre 6,7% et 7,4% plutôt qu’à la stagnation d’autres pays plus éloignés. Dans une déclaration commune, publiée dans le Monde du 9 septembre, les présidents du Kenya, de l’Ouganda et du Rwanda ont exposé leur programme d’intégration économique et d’union douanière. «L’Afrique, concluaient les trois présidents, a toujours disposé des moyens de sa réussite. Ensemble, nous pouvons y parvenir.» Mais la plupart des intellectuels rwandais ont été formés en français et conservent évidemment une place éminente.

Mais, je m’écarte du sujet annoncé, revenons à la francophonie. La francophonie, la culture française, la France dispose de bien des moyens pour la faire rayonner à l’étranger. Je ne peux que m’en tenir à mon expérience personnelle. Mon roman, son prix Renaudot 2012 et ses traductions en italien, danois, allemand, anglais (américain), etc. m’ont valu quelques invitations de la plupart de mes éditeurs soutenus par les services culturels des ambassades de France.

L’accueil dans les différents instituts ou centres culturels fut toujours attentionné, chaleureux et, la plupart du temps, confortable. Les employés sont généralement jeunes, toujours motivés, dynamiques. Certains me sont apparus représentatifs des problèmes que rencontrent les jeunes Français. Ils sont diplômés, surdiplômés et ce qui aurait dû pour eux être un atout est devenu déception. Comme beaucoup d’autres jeunes, après avoir obtenu le diplôme, ils attendaient une place méritée dans la société, ils n’ont trouvé au bout de leurs efforts que le RSA. Ils sont partis tenter leur chance ailleurs et eux, ils l’ont eu cette chance : parce qu’ils étaient bilingues (merci Erasmus), ils ont décroché un contrat dans un institut français. Contrat précaire évidemment. Et après ?

Après, beaucoup envisagent de s’engager dans une ONG, allemande ou américaine de préférence. Un retour au pays ? Ce n’est pas apparemment dans leurs projets immédiats

Mais je m’égare encore et j’en reviens enfin – lecteurs ne vous découragez pas – à la francophonie. Depuis quelques mois, et j’ai pu comparer l’ambiance de mes tournées en Italie en 2013 et au Rwanda, en avril 2014, et celles faites en septembre et octobre aux Etats-Unis et en Allemagne : la coupe dans les budgets semble avoir été drastique. L’inquiétude règne et celui ou celle qui vous accueille à la descente de l’avion ou du train ne peut s’empêcher de vous dire : «Vous avez de la chance : votre hôtel a été réservé avant les restrictions budgétaires ; bientôt on logera les écrivains ou les artistes invités dans des auberges de jeunesse.» On s’aperçoit bien vite que tout est chichement compté et qu’on doit faire appel aux associations francophiles locales. Heureusement, elles existent encore.

Plus inquiétant : aux Etats-Unis comme en Allemagne, le français ne semble plus faire recette. A New York, à la Spencer School, établissement d’élite pour filles, me dit-on, où je suis invitée par la section française, je me retrouve devant sept jeunes filles : je les ai comptées. Le professeur est désolé et me manifeste son inquiétude quant à la diminution constante des inscriptions dans la section française. A Göttingen, les professeurs de français s’inquiètent que le nombre de leurs étudiants s’amenuise d’année en année. «Il n’y a pas longtemps, me disaient-ils, c’était une fierté d’être francophone.» Et j’en avais fait l’expérience à Constance, en 2010, où les étudiants, nombreux, me disaient que le français était «une langue romantique».

Heureusement pour moi, mes interventions dans les librairies ou les salles de conférences attirent beaucoup de monde. Et je rends hommage à mes traducteurs d’avoir suivi, si fidèlement, le parcours sinueux des digressions parfois inattendues de mon discours.

Assez de pessimisme, si à la mode en ce moment en France. Je me refuse à me mêler au troupeau haineux des déclinistes en vogue.

Oui, j’ai rencontré des Francophones et fiers de l’être. Non pas dans les quartiers chics de New York, où se réfugient les exilés fiscaux et où je n’étais d’ailleurs pas invitée, mais parmi les vendeurs et les vendeuses des magasins de Manhattan, les chauffeurs de taxis, les jaunes de Manhattan, les verts clair de Brooklyn. Beaucoup sont noirs. Si vous avez un taxi avec un chauffeur noir, ce sera peut-être un Haïtien, les Haïtiens sont établis à New York depuis bien longtemps. Il vous parlera, certainement, de son cousin à Paris, lui aussi chauffeur de taxi, il n’a pas oublié son créole national et si décidément vous lui êtes sympathique, il mettra un CD de musique haïtienne.

Avec un peu de chance, vous tomberez sur un chauffeur sénégalais, ivoirien congolais… il sera tout heureux de vous parler français. Peut-être ne vous appellera-t-il pas maman comme il le fait pour moi, qui suis plus noire que lui, et ne vous montrera-t-il pas la photo qu’il porte toujours sur lui de la vieille mère à laquelle il envoie pour toute la famille, laissée à Thiès, une bonne partie de ses dollars mais il sera heureux et fier de vous montrer qu’il n’a rien oublié du français qu’il a appris dans une école africaine. Le français, cela fait partie de son identité comme de la mienne. Et dans les rues de Brooklyn, nous mêlons au français de l’exil nos accents africains comme un chant de retrouvailles et de fraternité.

Dernier ouvrage paru : «Ce que murmurent les collines. Nouvelles rwandaises», Gallimard, 2014.

Scholastique MUKASONGA Ecrivaine

 

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