La Libre.be: L’Afrique multiple de Scholastique Mukasonga
Entretien : Valentine Van Vyve.
Scholastique Mukasonga a consacré son œuvre au drame rwandais. Rescapée tutsie du génocide, elle a écrit pour « ne pas oublier« , elle en qui son père avait vu « la mémoire de la famille« , au moment de l’envoyer à l’école. Autobiographiques, ces trois premiers livres ont laissé la place à un 4e : Notre dame du Nil, un roman, couronné du prix Renaudot. Si coucher les mots sur papier est une « source d’apaisement » pour cette femme née en 1956 dans la province de Gikongoro, c’est aussi un remède contre la folie. « Il n’y a rien de plus dangereux que l’isolement dans la douleur et le désespoir. » Entretien.
« J’ai aussi appris que les Tutsi ne sont pas des humains : ici nous sommes des Inyenzi, des cafards, des serpents, des animaux nuisibles ; chez les Blancs, nous sommes les héros de leurs légendes. » Débarrassé de l’une et de l’autre définitions venues de l’extérieur, qui êtes-vous, Scholastique Mukasonga ?
Je suis avant tout rwandaise. Les catégories Tutsi, Hutu, Batwa, existaient bien avant l’arrivée des Européens mais elles ont été faussement interprétées par l’anthropologie raciste du XIX siècle en termes de races, d’invasions successives. Ces thèses erronées ont été répandues par les missionnaires et l’administration mandataire. Elles étaient devenues pour le plus grand malheur des Rwandais la vulgate de l’histoire de leur pays. On ignore trop souvent que les Rwandais se répartissaient aussi en une quinzaine de clans qui jouaient un rôle essentiel dans les luttes politiques du royaume. L’histoire du Rwanda ne peut être réduite en une opposition séculaire Hutu / Tutsi.
L’écriture vous a-t-elle changée ?
L’écriture a été pour moi le chemin du deuil. Mes livres ont tissé le linceul pour ceux dont les corps seront toujours absents. C’est en 2004, lorsque dix ans après j’ai eu le courage de revenir à Nyamata que j’ai pris conscience que j’avais un devoir, puisque j’étais capable d’écrire, envers ceux dont les ossements étaient dispersés dans les ossuaires ou à jamais disparus. Puisque je pouvais écrire, je devenais la gardienne de la mémoire, je devais témoigner que ceux que, dans l’indifférence générale, on avait appelé et traité comme des cafards, étaient des êtres humains. Le témoignage (mes deux premiers livres, Inyenzi ou les Cafards et La Femme aux pieds nus Ndlr), la fiction (mon recueil de nouvelles, L’Iguifou NdlR) puis le roman (Notre-Dame du Nil NdlR) m’ont permis successivement de prendre la distance nécessaire et peut-être de pouvoir dire ce que je ne pouvais dire en me contentant de l’autobiographie. La littérature m’a été source d’apaisement.
Vous avez trouvé votre salut dans l’écriture, grâce à laquelle vous vous êtes libérée de « la culpabilité du survivant ». Comment les Rwandais pansent-ils les plaies ? Comment se tournent-ils vers l’avenir au lendemain d’un passé si douloureux ?
»Panser les plaies » au Rwanda, c’est d’abord libérer la parole, celle des victimes comme celles des bourreaux. Tel a été le but des tribunaux Gacaca (tribunaux populaires rwandais chargés de juger la quasi-totalité des auteurs présumés du génocide des Tutsis. Ils ont examiné près de deux millions de cas, avec un taux de condamnation de 65%, infligeant des peines allant d’un an de prison à la perpétuité, Ndlr). Souvent aussi, les veuves se sont réunies pour pleurer ensemble. Il n’y a rien de plus dangereux que l’isolement dans la douleur et le désespoir: c’est la porte ouverte à la folie.
Malgré la difficulté et la lourdeur des thèmes abordés, votre plume trace les courbes de l’humour. Quelle place a-t-il dans la vie des Rwandais ?
L’humour a toujours fait partie intégrante de mes livres. Il est vrai que dans Notre-Dame du Nil certains chapitres sont particulièrement satiriques. L’humour me donne la distance pour continuer à écrire sans tomber dans la souffrance et la folie du survivant. Mais l’humour, même dans les situations tragiques, est un trait culturel des Rwandais. Ils le manient avec beaucoup de dextérité: cela fait partie des bonnes manières, de l’élégance.
Quels traits de caractères définissent le mieux la culture rwandaise ?
La discrétion, la réserve mais aussi l’ironie me semblent caractéristiques de notre culture.
Discrétion, réserve. Existe-t-il des tabous ?
Il existait comme dans toutes les sociétés anciennes de nombreux tabous au Rwanda: les uns tenaient du religieux, les autres des règles de bienséance et de politesse exigées par le code social compliqué de la société Rwandaise. J’ai par exemple toujours quelque réticence à accepter une invitation à dîner car manger en public était considéré comme indécent. Ces tabous anciens sont plus ou moins tombés en désuétude, mais il faut y ajouter ceux apportés par le christianisme et aujourd’hui, ceux ajoutés par les diverses Eglises évangélistes qui pullulent au Rwanda.
Quelle place occupent les mythes ?
Les Tutsi ont été victimes d’un mythe européen tiré en grande partie de la Bible: les Tutsi étaient fils de Cham ou Ham, des hamites, pas tout à fait blancs mais pas tout à fait nègres.
Par contre, on a tenté et presque réussi à éradiquer toutes traces de notre passé, culturel et historique. Tout cela est à reconquérir.
Quel est l’état de la littérature africaine et de la culture en général ?
La littérature africaine francophone se porte bien. Je suis le troisième prix Renaudot africain après Tierno Monénembo et Alain Mabankou. Je suis aussi la première africaine à recevoir ce prix qui est le plus important après le Goncourt. On peut regretter le manque de traduction de la littérature africaine anglophone qui a beaucoup d’importance. Cela dit, on ne peut malheureusement guère parler de littérature rwandaise qu’elle soit francophone ou anglophone. Le système d’éducation qui avait été entièrement confié aux missions par les Belges ne favorisait guère la naissance d’une littérature originale et indépendante. Les intellectuels rwandais étaient d’abord historiens, sociologues, voire théologiens. La littérature ne semble pas avoir eu le prestige qu’elle avait acquis dans les ex-colonies françaises.
Le génocide a donné surtout, et c’est bien naturel, une littérature de témoignage. Les auteurs, principalement des femmes, ont été souvent aidés par des journalistes. Bien peu ont persévéré en littérature. Peut-être le Renaudot qui m’a été attribué suscitera-t-il des vocations.
Voyez-vous votre pays et le continent changer ?
L’image de l’Afrique est en train de changer rapidement. C’est un continent émergent. Son taux de croissance est de 5%.
Quelle doit dès lors être la place de la coopération dans une telle réalité ?
Le temps des ONG me semble bien dépassé. L’heure n’est plus à l’aide mais aux investissements.
Peut-on parler de l’Afrique comme d’un tout homogène ?
Il n’y a rien de plus énervant pour moi que d’entendre un Européens parler » des Africains », surtout s’il ajoute qu’il les connaît! L’Afrique est multiple et sa diversité fait sa richesse. J’évoque dans mes livres le manuel que nous utilisions à l’école primaire »Matins d’Afrique ». Il y était question de marigots, de baobabs, de marabouts et de tant de mots et de choses qui ,à Nyamata, nous étaient inconnus. Le Rwanda n’a pas grand chose à voir avec le Mali ou le Sénégal. Ce qui n’empêche pas de promouvoir une solidarité continentale à l’image de l’Union européenne.
A la fin de votre roman, vous faites dire à l`une de vos héroïnes : « Je reviendrai quand le soleil de la vie brillera à nouveau sur notre Rwanda. ». Aujourd’hui pensez- vous que « le soleil de la vie » brille à nouveau au Rwanda ?
Je crois au moins que le soleil se lève sur le Rwanda nouveau. Tous les voyageurs qui reviennent de Kigali sont étonnés par le dynamisme, la sécurité et la propreté qui y règne. De nombreuses firmes pour ces raisons y établissent leur siège. Je suis étonné à chacun de mes voyages par les transformations qui s’opèrent dans la capitale et le pays tout entier.Vous écrivez : « Quand les gorilles ont vu que d’autres singes comme eux étaient devenu humains, mais qu’ils étaient aussi devenus méchants, cruels, qu’ils passaient leur temps à s’entre-tuer, ils ont refusé de se faire hommes (…) Maintenant, j’en suis certaine, il y a un monstre qui sommeille en chaque homme ». L’homme est-il fondamentalement méchant et cruel ?
Le monstre ne sommeille peut-être pas au fond de chacun de nous mais je parle de celui qui gît au creux de l’Histoire. Celui qui s’est éloigné du Rwanda. Aux Rwandais de s’en préserver.