LE DEVOIR: Retour aux sources rwandaises
Lettres francophones.
Après Notre-Dame du Nil (Gallimard, 2012), qui a valu à Scholastique Mukasonga le prix Renaudot, cette romancière née au Rwanda et installée en Normandie, que la critique française a désignée comme « la pharaonne noire du Calvados », revient aux sources de son enfance et de l’imaginaire qui l’a formée. Alors que Notre-Dame du Nil se passe dans un pensionnat huppé de jeunes filles tenu par des Blancs, où sévit une forme de discrimination envers les Tutsis, Ce que murmurent les collines s’inspire des contes, légendes et histoires puisés dans le patrimoine culturel rwandais. Ces textes regroupés sous le nom de « nouvelles » empruntent pourtant aussi bien à la tradition orale qu’aux documents transmis par les historiens.
Ainsi fonctionne le premier récit, La rivière Rukarara, dont le sujet est la relation toute particulière que la narratrice entretient avec la rivière de son enfance, qui l’aurait guérie d’une blessure à la tête et, ce faisant, aurait déterminé sa vocation d’écrivaine. Une partie de la nouvelle retrace ensuite la topographie des lieux, telle que l’a décrite l’explorateur d’origine polonaise Richard Kandt, à la recherche de la source du Nil. Puis viennent, à pleines pages, les Notes à l’intention des lecteurs curieux qui donnent la référence précise des documents consultés et invitent à poursuivre l’investigation. De cette façon, les explications souvent ajoutées aux romans francophones et dont la fonction est de traduire, pour un destinataire étranger à la culture d’origine, les mots ou les coutumes décrites prennent ici un relief singulier. Ces notes ne sont plus en marge du récit, ni données en bas de page ou réduites à un rôle congru, mais l’accompagnent et le complètent : elles servent en quelque sorte d’épilogue et de prolongement à un texte dont elles accréditent la légitimité et qu’elles inscrivent dans une perspective historique. Mais ne savait-on pas déjà que la nouvelle est un genre caméléon, qui prend les formes les plus diverses et les plus inattendues ?
Peu de livres
Un autre récit explique le sens d’une amulette, un gri-gri que la narratrice porte autour de la taille et qui lui rappelle une légende racontée par sa mère afin de contredire la version officielle produite par les missionnaires à propos d’une croix de bois édifiée au sommet d’une colline.
Peu de livres étaient alors à la disposition des enfants. L’une des nouvelles commence par ces mots : « Longtemps je n’ai cru qu’il n’existait au monde que deux livres, la Bible de mon père et Matins d’Afrique, le manuel de lecture qu’en classe Félicien, notre instituteur, nous distribuait parcimonieusement. » C’est dans ce manuel que l’enfant apprend l’histoire de Titicarabi, un chien doué de la parole qui fit les beaux jours du village où il s’était installé. Histoire que d’autres enfants, plus tard, se chargeront de démystifier.
Il est aussi question des contes de Blancs dans lesquels les garçons choisissent leurs épouses sans demander l’accord des parents et les filles leurs maris sans l’appui de la tante paternelle. On y décrit encore l’apartheid subi par Cyprien le Pygmée, rejeté aussi bien par les maîtres que par ses camarades de classe : après avoir quitté son pays d’origine, celui-ci deviendra un médecin réputé. En toile de fond à l’ensemble des récits, les références au conflit séculaire opposant Tutsis et Hutus.
« Le plus grand malheur qui soit arrivé aux Rwandais, écrit la narratrice, est d’habiter aux sources du Nil, là où, depuis l’Antiquité, s’était déposé le mythe d’une contrée originelle, d’un paradis perdu et inaccessible. » Ce malheur a engendré par contre un imaginaire fécond et une célébration de la vie que les récits réunis sous le titre Ce que murmurent les collines déploient dans une prose souple, qui laisse toute la place aux points de vue des personnages. Un art de la nouvelle revisité avec bonheur.
21 juin 2014 | Lise Gauvin – Collaboratrice | Livres
Le Lien pour lire l’article sur le site LE DEVOIR:
http://www.ledevoir.com/culture/livres/411499/lettres-francophones-retour-aux-sources-rwandaises