Le Magazine Littéraire : Prélude au massacre
Prélude au massacre
Avec Notre-Dame du Nil, Scholastique Mukasonga, lauréate du prix Renaudot, revient aux signes avant-coureurs du génocide rwandais au travers d’une institution pour jeune fille dans les années 1970.
En 1973, Scholastique Mukasonga, jeune étudiante de 17 ans, est chassée de l’école d’assistante sociale de Butare au Rwanda parce que Tutsie. Elle doit alors s’exiler au Burundi, puis en France. Restée l’une des seules survivantes de sa famille massacrée lors du génocide en 1994, elle prend la plume « pour tous ceux qui ont été exterminés à Nyamata, et dont je suis l’une des seules à conserver la mémoire», dit-elle sur son site personnel (http://www.scholastiquemukasonga.com). Après un récit autobiographique paru en 2006, Inyenzi ou les Cafards, Mukasonga écrit en 2012 Notre-dame du Nil et reçoit le prestigieux prix Renaudot. Son roman est un nouvel hommage à sa famille disparue : «J’ai élevé pour eux ce tombeau de papier».
Le lycée Notre-Dame du Nil, surplombant le lac et la source supposée du fleuve éponyme, est perché en haut d’une crête rocheuse à quelque 2500 m d’altitude. «Si près du Ciel», comme aime le rappeler la mère supérieure. Cet internat catholique pour jeunes filles forme la nouvelle élite féminine du Rwanda. On y place la fière progéniture des diplomates, des notables et des militaires influents. Beaucoup sont d’origines Hutues, quelques-unes Tutsie, mais peu : déjà dans les années 1970, il y a un quota à respecter et 90% des élèves doivent appartenir au « peuple majoritaire ».
Avec une écriture imagée, à la fois poétique et caustique, Mukasonga reproduit dans le huis clos de son lycée les tensions d’un pays en souffrance. La narration omnisciente aborde tour à tour ces jeunes filles rangées, et forme comme une anthologie de leurs mémoires. Notre-Dame du Nil raconte les broutilles qui font les drames quotidiens des adolescentes : les rivalités de filles, le choix de la meilleure crème «blanchissante», une fugue, un tour sur la moto d’un garçon, faut-il ou non se laisser caresser les seins ?
Enferrées dans une rigueur et une ferveur imposées (ne doivent-elles pas devenir «non seulement de bonnes épouses, de bonnes mères, mais aussi de bonnes citoyennes et de bonnes chrétiennes, l’un n’allant pas sans l’autre» ?), les jeunes Rwandaises n’hésitent pas à rendre quelques visites secrètes à la sorcière ou à l’empoisonneur. Dans un monde où la tradition et le paganisme sont violemment rejetés devant les voisins, le grenier de Nyamirongi, dont on dit qu’elle commande à la pluie, reste bien rempli.
Le lycée est strict, mais ce sont les élèves qui font la loi, soutenues par leurs puissants parents. Lorsqu’une lycéenne introduit au sein de l’établissement son fiancé très haut placé, lorsqu’elle tombe enceinte, lorsqu’une autre, petite leader tyrannique, décide d’organiser un regroupement des jeunes militants qui fini en chasse aux Tutsis, les professeurs sont impuissants. Impuissante la mère supérieure, impuissante même Notre-Dame du Nil, la vierge rwandaise à la statue mutilée pour son nez trop tutsi. L’autorité de Dieu comme celle des hommes de bonne volonté ne peut rien contre le déchaînement de la violence … Nul n’est épargné, pas même la future et si belle élite féminine perchée dans sa tour d’ivoire, dans le haut lycée Notre-Dame du Nil.