L’Express – Scholastique Mukasonga – 21 aout 2008
N°2981 semaine du 21 au 27 août 2008
Bienvenue chez les Normands
Le regard de scholastique Mukasonga p.78 à 79
« Ouverts au monde »
Née en 1956 au Rwanda, Scholastique Mukasonga est une miraculée. Sa famille, d’ethnie tutsi, a été massacrée. Réfugiée au Burundi dès 1973, elle y rencontre son mari, un ethnologue français, avant de s’installer, il y a seize ans, en Normandie. Elle évoque cette terre où, écrivain (1), elle trouve aussi des échos de son pays natal.
« Je suis normande. » J’aime bien l’affirmer et le répéter. C’est à peine un paradoxe. D’ailleurs, pour le public que je rencontre dans mon métier d’assistante sociale, je n’ai pas de couleur. La question de mes origines ne se pose pas. Si je rencontre du racisme (bien sûr, cela m’arrive, comme à tant d’autres), ce n’est pas chez les plus démunis. A peine soupire-t-on: « Au moins, chez vous, il y a du soleil. » Je suis souvent considérée comme guadeloupéenne, ce que je prends évidemment comme un compliment, une marque d’intégration.
Il est vrai que, lorsque je suis arrivée en France, à Caen, en 1992, j’avais quelques avantages sur bien des émigrés: j’étais déjà française par mon mariage. J’étais aussi persuadée qu’avec mon diplôme d’assistante sociale, obtenu au Burundi, j’allais pouvoir exercer mon métier. Mais, en France, c’était un papier sans valeur. Il m’a fallu reprendre mes études, réussir le concours d’entrée à l’école d’assistantes sociales. A l’Institut de formation des travailleurs sociaux d’Hérouville-Saint-Clair, je fus bien accueillie, même si j’étais un peu une curiosité. Seule élève d’origine africaine, j’avais presque 40 ans quand la plupart de mes camarades en avaient 20. Les professeurs s’inquiétaient de ma capacité à rédiger. J’ai eu du mal à leur faire admettre que j’avais écrit le français avant de le parler. Puis, en 1994, survint le génocide des Tutsi. Ma famille, restée au Rwanda, a été exterminée. Si je n’ai pas sombré dans la folie, c’est que je me suis accrochée à mes études, que mes camarades, les professeurs, tous étaient à mes côtés. Des Normands solidaires, oui, j’en ai rencontré.
On dit pourtant que les Normands sont froids, peu accueillants, qu’il est difficile de pénétrer chez eux, qu’on aime mieux se parler sur le pas de la porte: « Chacun chez soi, et les vaches seront bien gardées! » Ce portrait n’est évidemment que caricature. Grâce à mes livres, j’ai découvert des Normands ouverts au monde, intéressés par la littérature. Et pas seulement dans les villes. Je me souviendrai toujours avec émotion de cette soirée d’hiver passée dans le bistrot du village de Trévières à discuter de mon livre et du Rwanda; ou du maire de Saint-Vaast-sur-Seulles, une petite commune de quelques centaines d’habitants, qui me reçut dans la salle des mariages, où s’étaient réunies plus de 50 personnes, dont quelques mamies chaussées de bottes, pour m’entendre et échanger avec moi. Cela vaut bien tous les salons! Evoquer, comme je le fais dans La Femme aux pieds nus, la bouse de vache où l’on prend plaisir à enfoncer la main ne faisait rire personne. On se comprenait.
La Basse-Normandie, je la parcours presque tous les jours. Soit pour me rendre au travail, soit pour aller rendre visite aux personnes dont j’ai la charge. La plaine de Caen, le Bessin, le Bocage… Parfois, la fatigue aidant, les paysages du Rwanda se superposent à ceux de la Normandie… Les collines y sont toujours vertes (il y pleut tout autant), je mets des bananiers à la place des pommiers et il ne me reste qu’à attribuer aux vaches normandes, pataudes et productives, la fine élégance des vaches de mon pays natal, les inyambo, aux longues cornes parfaites. Mais, en Normandie, il y a la mer. Moi qui en suis née si loin, il me semble à présent que je ne pourrais plus vivre sans entendre le bruit des vagues. Entre Arromanches et Port-en-Bessin, il y a un sentier vertigineux qui longe le bord de la falaise. Les mouettes font de soudains plongeons pour saisir leur proie. Moi aussi, j’essaie d’attraper mes souvenirs et mes mots. Plus tard, sur le cahier, cela fera peut-être des phrases ou, qui sait, un livre…
Les pommiers en fleurs, ce n’est pas seulement sur les cartes postales. Au mois de mai, si le prix des carburants le permet encore, il faut se perdre, sous la voûte des grandes haies, dans le labyrinthe des routes étroites du pays d’Auge. Les villages se réduisent souvent à l’église et à la mairie. L’habitat est dispersé, comme disent les géographes. Il en va de même au Rwanda, cette Afrique sans villages. Ici, bien sûr, le paysage est parfois un peu snob: barrières blanches des haras, chaumière prétentieuse des résidences secondaires. Mais les vieux pommiers tordus, étonnés de porter encore une telle floraison, ont résisté à tous les remembrements.
Il existe aussi de vrais Augerons. A Cambremer, j’ai été invitée à faire partie d’un très sérieux jury qui devait récompenser de médailles les cidres ou les calvados du cru. Je renonçai au calvados et, pour le cidre, mes avis restèrent bien modestes: je n’osais trop comparer le breuvage normand à la bière de bananes qui, comme le cidre, peut être toute douceur ou âpreté rustique. Je crains que mes appréciations exotiques n’aient guère pesé sur les décisions averties des experts.
Bien sûr, je suis rwandaise tout autant que normande. Il n’y a pas de contradictions, même si, hélas, la partie rwandaise de moi-même a quelque chose à envier à la Normandie: je veux parler des cimetières, ceux, américains, anglais, polonais, allemands, qu’a laissés la Seconde Guerre mondiale. Mon préféré, c’est le cimetière canadien. Il m’arrive souvent de circuler dans ses allées avant de m’y installer pour peaufiner mon écriture ou simplement me ressourcer. Pour moi, c’est un lieu d’apaisement. Le Rwanda, lui aussi, est parsemé de mémoriaux du génocide, mais ils sont anonymes: fosses communes, ossuaires, crânes alignés dans des vitrines. Les restes des miens ont disparu dans l’anonyme charnier du génocide. L’absence de lieu de recueillement est une deuxième souffrance. Dans les cimetières normands, chaque soldat a une tombe et son nom sur la stèle. Quelques-unes sont encore fleuries, peut-être par les enfants ou les petits-enfants de celui qui est tombé sur la plage d’Omaha ou dans les chemins creux du côté de Chambois. Alors, quand je m’attarde un peu sur l’une ou l’autre de ces tombes, m’en voudra-t-on si c’est aussi en pensant aux miens?
(1) Après un premier récit autobiographique remarqué (Inyenzi ou les cafards, Gallimard, 2006), elle vient de publier un roman (La Femme aux pieds nus, Gallimard), hommage intime à sa mère.