Libération – Scholastique Mukasonga – 29 juin 2008
w.e.monjournal
samedi 28 et dimanche 29 juin 2008 Libération
♦ Par Scholastique Mukasonga
Le Rwanda sans linceul
SAMEDI
Ma fête au village
Hier , à Saint-Aubin-sur mer, c’était la fête au village et même , je pourrais dire sans excessive modestie, ma fête au village. On avait organisé à la bibliothèque municipale une séance de signature de mon dernier livre, La Femme aux pieds nus. Cela avait occupé beaucoup de monde pendant toute la semaine. . La salle de lecture était décorée avec des vanneries rwandaises et des photos d’un pays si lointain, dont beaucoup avaient jusque là ignoré l’existence.Il y eut le discours du maire, la remise de la médaille de la commune, il ne manquait que la fanfare ( ce sera pour ce soir, à la fête de la musique).J’étais plus fière que l’Immortel que l’on reçoit à L’Académie française: j’étais Sainte-Aubinaise.C’est vrai, je suis arrivée à Saint-Aubin-sur -mer par hasard. Nous venions de rentrer d’Afrique, mon mariet mes deux fils et moi. C’est à Saint-Aubin que nous avons trouvé une maison qui correspondait à nos maigres économies et qui était assez grande pour accueillir d’éventuels orphelins rescapés du génocide. Les orphelins de Nyamata n’ont pas eu besoin de mon refuge. Ils se sont organisés en familles d’enfants.C’était mieux ainsi. L’association que j’ai fondée alors leur a apporté son soutien.
DIMANCHE
J’ai marché sur la plage
J’ai marché sur la plage. Je suis même entrée dans l’eau, oh pas bien loin! jusqu’aux chevilles. Longtemps, j’ai éprouvé une grande méfiance envers la mer. Je me souvenais des recommandations de Stéfania, ma mère, quand nous allions mes soeurs et moi, chercher de l’eau au lac Cyohoha: » Surtout, prenez garde sur le sable, ce que vous prenez pour un tronc d’arbre, c’est un crocodile qui vous guette; et n’allez pas suivre un sentier dans les hautes herbes, c’est celui de l’hippopotame. » A marée basse, je redoutais toujours de tomber nez à nez avec je ne sais quel monstre marin.
Aujourd’hui, mes promenades à l’orée des vagues m’apportent un grand apaisement. J’ai toujours avec moi un petit dictaphone. Je suis à l’affût: d’un mot, d’une phrase. Au retour, je transcrirai sur mon cahier. Puis, demain, plus tard, j’écrirai et je réécrirai.Il me semble que parfois mes phrases ont gardé un peu du rythme des vagues.
LUNDI
Vive la RTT!
Lundi, c’est mon après-midi de RTT. J’y tiens à ma RTT. Je ne la vendrai à personne. Même pour gagner plus. Ce qui de toute façon me semble bien improbable. Comme souvent, je suis allée au cimetière militaire canadien, à Reviers, un de ces nombreux cimetières qu’a laissés en Normandie la seconde guerre mondiale.. Je pense aux mémoriaux du génocide qui, eux aussi, parsèment le Rwanda.. Je marche entre les tombes de ceux qui sont tombés en mai ou juin 44. Là, au moins on sait où pleurer le disparu. Mais sur la colline de Rebero, où ont été assassinés tous ceux de Gitagata, mon village, il n’y a que les cailloux blancs avec lesquels ils ont tenté de se défendre. En 1994, dans les mois qui ont suivi le génocide, je me mêlais aux enterrements. J’allais pleurer avec les familles en deuil qui se demandaient quelle était cette noire inconnue qui montrait tant de chagrin. Au retour de ces obsèques étrangères, j’avais un peu honte. J’étais le parasite du deuil des autres. Aujourd’hui, il y a mes livres, tombeau, linceul de papier? Mais cela suffit-il?
MARDI
Rescapée du génocide
Dans les médias, les informations sur le Rwanda se font rares. Mais pour nous, Rwandais de France, nous sommes à l’écoute de tout ce qui nous parvient du pays. Ce matin, j’ai reçu un coup de téléphone du Rwanda. C’est une amie qui me parlait de l’assassinat, le mois dernier, d’une vieille femme de 90 ans, Generosa Mukanyonga, dans la région de Muhanga, qui a été tuée parce qu’elle avait eu le courage de témoigner en public sur l’assassinat de sa famille pendant le génocide de 1994. Elle aurait été brûlée vive. Les rescapés du génocide ont , 14 ans après, et quoiqu’il leur en coûte, toujours soif de justice. On ne peut que s’indigner devant le refus de certains juge du TPIR d’Arusha de déférer les accusés devant un tribunal rwandais. Le Rwanda a pourtant, dans la douleur, construit une justice fiable, à l’aide d’organismes internationaux ou d’ONG comme Avocats sans frontières. L’abolition de la peine de mort est venu confirmer cet effort vers une justice sereine.Le crime de génocide est imprescripltible, la souffrance des survivants (pas la vengeance) est inextinguible.
MERCREDI
Napperon de dentelles
Des journées consacrées à l’administration, il en faut dans mon métier. Ce n’est pas une corvée, mais le mercredi, c’est le jour des visites à domicile. C’est lors de ces contacts directs que je sais pourquoi j’ai choisi ce métier. Cet après-midi, j’ai parcouru une bonne partie du Bessin, sans trop m’éloigner des rivages de la Manche. Mon secteur va de Ouistreham à Grandcamp. J’ai toujours la mer à mes côtés. A 15 H. , j’étais chez une vieille dame. Le caniche a aboyé dès qu’il a entendu le bruit de mon véhicule. Il ne passe pas grand monde sur cette petite route. La vieille dame m’attend sans doute avec autant d’espoir que d’appréhension. En fond sonore, la télé déverse je ne sais quel feuilleton. Sur la grande table de l’unique pièce, elle a disposé un napperon de dentelles. D’une main un peu tremblante, elle me tend une feuille de papier. C’est une longue liste de tout ce qu’elle voudrait se procurer. Nous consultons ensemble le dernier relevé de compte. Il faut trouver les mots pour accorder sans trop de frustration ses désirs pourtant bien modestes avec son pauvre budget. Mais comment satisfaire à tout ce dont on a besoin avec un minimum vieillesse? Je regarde les photos sur le buffet: son mari défunt, ses enfants, ses petits enfants.Sans doute suis-je une des rares personnes à lui rendre régulièrement visite. On dit qu’en Afrique l’assurance vieillesse ce sont les enfants. Mais pour combien de temps encore?
JEUDI
Je m’appelle Mukasonga
Je ne sais pourquoi cette femme élégante s’en est prise à mon prénom: » Alors, vous vous appelez Scholastique et vous vous prétendez écrivaine! » Oui, je m’appelle Scholastique, avec un h s’il vous plaît, je sais que c’est la soeur de saint Benoît, qu’elle est la patronne du Mans. » Vous vous dîtes écrivaine et vous ignorez que Scholastique, c’est du grec! » Je m’appelle Scholastique, je n’y peux rien, un missionnaire m’a attribué ce prénom au hasard du calendrier ou pour tirer de l’oubli une sainte délaissée. Scholastique, c’est un prénom qu’on n’oublie pas. J’ai fini par l’adopter, mais mon vrai nom, c’est Mukasonga, c’est celui que m’a donné mon père. N’allez pas croire que c’est un nom de famille: il n’y a pas de nom de famille au Rwanda. Le père donne un nom à ses enfants selon les événements ou les circonstances. Un nom a toujours un sens. Mon père avait ses raisons pour m’appeler Mukasonga. Mukasonga, oui, c’est mon nom!
VENDREDI
Je parle le kinyarwanda
» Alors, me dit-on, vous êtes écrivaine…écrivaine francophone? » Bien sûr, le français n’est pas ma langue maternelle, ma langue maternelle, c’est le kinyarwanda, la langue que parlent tous les Rwandais. Le français, je l’ai appris dès l’école primaire, puis au lycée. A cette époque, dans les années 60, il n’en sortait guère. Il n’y avait pas à Kigali de français créole, métissé. Le français, c’était l’école et l’administration. J’ai écrit le français avant de le parler. Ce n’est qu’en France que je me suis aperçu que les Français ne parlaient pas tout à fait le français comme ils étaient censés l’écrire. J’ai toujours préféré l’écrit. Mes collègues de travail ne comprenaient pas pourquoi j’aimais rédiger tant de rapports plutôt que de décrocher le téléphone. Ce que je regrette c’est de ne parler que deux langues: le français et le kinyarwanda. Beaucoup d’Africains parlent au moins quatre langues: leur langue maternelle, celle du voisin, une langue véhiculaire et la langue léguée par le colonisateur.Cela me fait tout drôle de penser que si j’étais née à Luanda, je parlerais sans doute portugais et à Kampala sûrement anglais? Aurais-je écrit dans ces langues? Mon autre grand regret c’est de ne connaître que quelques bribes de swahili. Le swahili était interdit par les missionnaires. C’était pour eux le vecteur de l’Islam. Mais que faire sur le marché de Kigali si on ne connaît pas quelques mots de swahili?