L’Humanité – Camille Bauer – 12 juin 2008

Article paru le 12 juin 2008

culture

L’amour maternel comme arme anti-machettes

Rwanda . Pour son deuxième ouvrage, l’écrivaine d’origine tutsi rend hommage à sa mère, morte pendant le génocide.

La Femme aux pieds nus,

de Scholastique Mukasonga,

Éditions Gallimard, « Continents noirs », 145 pages, 13,90 euros.

C’est un livre plein de lumière, une ode à la vie et à l’amour que Scolastique Mukasonga offre en guise de linceul à sa mère, assassinée au Rwanda pendant le génocide des Tutsi de 1994. À travers mille anecdotes de la vie quotidienne, l’auteur dresse le portrait d’une sorte d’absolu maternel. Stephania, la « Mère Courage », celle qui n’a « qu’une seule idée en tête, le même projet chaque jour, qu’une seule raison de survivre : sauver ses enfants ». Cet acharnement, cette volonté à vivre et surtout à faire vivre, imprègne tout le livre. Il est ce qui donne sens à la vie malgré la peur des soldats et des miliciens, malgré la cruauté de l’exil loin de la terre natale, dans ce désert du Bugesera, où la famille Mukasonga a été chassée plusieurs années avant 1994, pour y être regroupée avec d’autres Tutsi. Stefania et ses comparses, « c’étaient elles, les Mères bienfaisantes, les Mères bienveillantes, celles qui nourrissaient, qui protégeaient, qui conseillaient, qui consolaient, les gardiennes de la vie, celles que leurs tueurs ont assassinées comme pour éradiquer les sources mêmes de la vie. »

Faire vivre, c’est aussi pour ces mères veiller avec soin à la perpétuation des petits gestes simples et apparemment sans conséquence par lesquels la vie prend sens : préparer les mariages, s’aider entre voisins, reconstruire l’inzu, la maison de paille traditionnelle, raser les enfants et coiffer comme il se doit les jeunes filles en âge de se marier, respecter le rituel de la récolte du sorgho, ou encore cultiver et utiliser les plantes médicinales. En ce sens, le livre est un petit précis d’art de vivre traditionnel. Une plongée dans un Rwanda qui n’existe plus et dont l’évocation aurait pu faire basculer l’ouvrage dans une collection de clichés, ceux d’une Afrique éternellement dépeinte sous les traits généreux d’une mère nourricière. Mais par son écriture limpide et modeste, Scolastique Mukasonga évite cet écueil. La Femme aux pieds nus est un récit singulier et émouvant. Il est rempli de l’amour d’une fille pour celle qui l’a fait naître, et dont l’amour de la vie a été assez fort pour continuer, malgré le drame du génocide, à imprégner le présent.

Camille Bauer