Radio-Canada – 1 décembre 2008
Cette femme est un fleuve. Un fleuve d’optimisme. Il est apaisant et fascinant d’écouter parler Scholastique Mukasonga. L’auteur a écrit et publié deux livres jusqu’ici. Inyenzi ou les cafards (2006) est un roman autobiographique, tandis que La femme aux pieds nus (2008) est un hommage rendu à sa mère.
En entrevue avec Radio-Canada.ca, elle parle de l’accueil reçu à Montréal; du froid qui sévit; de sa vie en Normandie et de son pays d’origine.
Elle parle d’abondance, et d’abondance de mémoire. L’entrevue a eu lieu pendant le Salon du livre de Montréal, dont elle était l’invitée d’honneur. Elle était venue présenter ses deux livres et poursuivre l’oeuvre entreprise avec ses écrits: témoigner, mémoire vivante, des victimes tombées sous le bras des bourreaux hutus de 1959 à 1994. Pendant qu’elle parle, elle est tournée vers l’intérieur, vers ce qui l’habite. Ce qui l’habite, c’est le Rwanda, et surtout ce qu’elle appelle le long processus d’élimination des Tutsis, qui s’est échelonné de 1959 jusqu’au génocide de 1994.
Elle mêle passion et sérénité. Passion pour la vie et sérénité devant l’inéluctable.
Lieu d’apaisement
L’auteure née en 1956 habite à Crouseulles, en Normandie. À deux kilomètres de chez elle, il y a un cimetière canadien.
Je travaille dans le cimetière canadien. C’est là où j’aime écrire.
— Scholastique Mukasonga
Scholastique Mukasonga y trouve un apaisement. La propreté du cimetière, le respect et le silence dont les visiteurs font preuve lui font dire que ce lieu n’est pas abandonné. Bien sûr, de jeunes hommes sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mais ils sont respectés, ils sont toujours là. Leur mémoire est là. Les noms sont là.
— Scholastique Mukasonga
Ce qui n’est pas le cas des victimes du génocide rwandais: « J’aurais souhaité que, pour les miens qui sont partis, on puisse faire un lieu comme ça. Ça serait moins triste. Parce qu’après tout, notre fin à nous tous, c’est un jour de partir ». Scholastique Mukasonga a perdu 37 des siens dans les massacres de 1959 à 1994.
Monument de papier, stèle de pierre
Écrire ne suffit pas pour elle. Dire les noms des disparus, non plus. Pour elle, le travail n’est pas achevé. « Je crois que, quand on me demande si, maintenant que j’ai écrit, j’ai un apaisement total, ce n’est pas possible. J’ai des noms. Je termine Inyenzi ou les cafards par une énumération de noms. J’aimerais pouvoir les graver dans la pierre », dit-elle.
Et ce monument, elle souhaite l’ériger sur la colline de Rebero, planté au milieu de la plaine de Nyamata.
Elle ne prétend pas ériger un monument aussi grandiose que le musée canadien, mais il y aura un symbole. Elle travaille dans ce but. Elle pense concrétiser son rêve un jour.
Moi, je suis optimiste et il le faut. Parce que si je n’avais pas été optimiste, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui, je ne serais pas qui je suis aujourd’hui.
— Scholastique Mukasonga
Un symbole dans la plaine
Rebero a déjà valeur de symbole. Avant 1994, c’était l’un des deux lieux, avec les églises, où les Tutsis couraient trouver refuge. Les Hutus respectaient l’asile accordé par l’église. « Même après, on ne venait pas vous tuer en sortant de l’église parce que c’était tabou », affirme l’auteur.
Mais il y a 14 ans, les prêtres ont déserté les églises. Il ne restait que la colline de Rebero, nommément le « point de vue »
Je ne savais pas qu’elle portait le nom même de ce que, justement, on en faisait. On avait toujours l’habitude de se réfugier sur cette colline quand il y avait des massacres.
— Scholastique Mukasonga
C’est donc vers cette colline symbolique que des familles entières de quatre villages ont convergé, en 1994, « tous ceux qui étaient vaillants », précise l’auteure. Ces vaillants ont résisté deux jours contre les tueurs, comme les appelle Scholastique Mukasonga. Cailloux contre machettes. Le troisième jour, dit-elle, l’armée est venue prêter main-forte aux tueurs et ensemble ils ont exterminé hommes, femmes, enfants et vieillards.
Je sais que ma famille a été exterminée, du moins mon frère Antoine avec ses neuf enfants, ma soeur aînée Judith avec ses cinq enfants et ses petits-enfants même. Il y a au moins une vingtaine de personnes de ma famille, frère et soeur.
— Scholastique Mukasonga
Partir ou ne pas partir
Scholastique Mukasonga a quitté le Rwanda à l’âge de 17 ans, avec son frère André. Leur famille ne les a pas suivis. N’est-ce pas étonnant? L’écrivaine se lance dans une longue explication d’où il ressort deux choses. D’une part, ses parents ont toujours cherché à protéger les enfants. D’autre part, ils ont cédé au travail de conditionnement à long terme, à l’entreprise de dénigrement systématique mise en place dès 1959.
À partir du moment où les choses éclatent en 1959-60, ça a été brutal. Il y a eu des massacres.
— Scholastique Mukasonga
L’auteur de Inyenzi ou les cafards parle de minigénocides perpétrés dans des régions comme le Gikongoro, où elle est née, dans le sud. Déjà, « on coupait à la machette, on jetait dans les rivières », souligne-t-elle.
Avant 94, c’était des massacres par catégorie. Par exemple, en 63, on a choisi de tuer les enseignants, les petits commerçants à Nyamata.
— Scholastique Mukasonga
La traque perpétuelle
C’est cette même année que les Hutus ont signifié aux Tutsis qu’ils continueraient de les pourchasser.
À partir de ce moment-là, on a été appelés des « cafards. » Désormais, on était des inyenzi. Ça veut dire une bête immonde. Quand on croise un inyenzi, on l’écrase. Le travail de préparation de l’extermination totale commence en 63.
— Scholastique Mukasonga
Les Tutsis ne pensaient plus à s’échapper. Ils sont tombés dans l’acceptation totale. Dans la fatalité. Les adultes surtout attendaient la mort, si ce n’était pas aujourd’hui, ce serait pour le lendemain ou une autre fois.
Les parents ne se sont jamais vus échappant à cette mort qui leur était promise parce qu’ils étaient entrés dans le conditionnement total. Ils avaient accepté. Mais, par contre, pour les enfants, il n’y a jamais eu acceptation.
— Scholastique Mukasonga
Ils choisissent donc André et Scholastique pour qu’ils s’échappent. Ils les envoient avec pour mission d’atteindre le Burundi et avec le devoir absolu de vivre.
Pour eux, ils ne pensaient pas qu’on était mortels. Pour eux, on allait vivre éternellement, on était Jésus.
— Scholastique Mukasonga
Ici, cette femme sereine éclate de rire. Puis, elle s’arrête, interloquée.
Je viens d’y penser. Mourir, c’était pour eux, mais pas pour nous. Et moi aujourd’hui, je dis: « Il ne faut pas décevoir mes parents, il ne faut pas que je meure. Je ne mourrai jamais. Jamais. C’est fini. »
— Scholastique Mukasonga
Elle rit encore de bon coeur de son mot. Elle enchaîne: « Il ne faut jamais baisser les bras. L’optimisme quelquefois paie. Quand on croit fort à quelque chose, quelquefois ça finit peut-être par arriver ».
Cet optimisme n’empêche pas la femme de 52 ans d’être très lucide. Au Rwanda, il y avait beaucoup d’étrangers: Français, Belges et même Canadiens. Aujourd’hui, une question l’obsède. Et elle n’est pas la seule à se la poser:
Les Tutsis, comme le juif, qu’est-ce que nous avons fait pour qu’on soit abandonnés?
— Scholastique Mukasonga
Cette question, à l’évidence, la trouble. Elle bafouille, elle s’arrête. Et ne trouve pas de réponse.