MEDIAPART – Pascale Truck – 23 decembre 2009

Nouvelles du Rwanda

 

Scholastique MUKASONGA, avec son recueil L’Iguifou, Nouvelles rwandaises, donne la parole aux enfants tutsis, à ceux qui ont grandi la peur au ventre. Elle donne la parole à l’enfant qu’elle était avant l’exil. Enfants déplacés, affamés (L’Iguifou, c’est la faim), enfants de pâtres qu’on a privés de ce qu’ils avaient de plus précieux : leurs vaches, leur lait.

La peur était si grande au Rwanda que la mort, à ses côtés, paraissait attirante : elle seule pouvait apporter la paix. La vie, elle, n’était qu’un sursis. L’autre refuge se trouvait dans les souvenirs. Souvenirs du troupeau qu’on menait sur la colline, surtout, pour lequel on recueillait l’eau fraîche d’une source.

« Karekezi, tu es un homme maintenant. Viens, il est grand temps que tu apprennes à t’occuper des vaches. » Des vaches, bien sûr, il n’y en avait pas à Nyamata, du moins chez les Tutsi qu’on y avait déplacés mais mon père passait ses journées à mener ses fantômes de vaches dans les prairies du souvenir et des regrets.

Les images qui venaient à la mémoire pouvaient aussi être celles des massacres, ceux de 1959, de 1963, de 1973… On comprend que les enfants tutsis n’ont que trop rarement eu droit à l’enfance.

On jouait aux devinettes, mais à voix basse, en chuchotant, comme si on échangeait des secrets. Et c’est ce qui nous paraissait le plus effrayant, car tout se passait en silence, les mères nous interdisaient de parler à voix haute, et au moindre bruit toutes les activités s’arrêtaient, soudain figées en une insupportable attente.

Dans la nouvelle intitulée Le malheur d’être belle, Scholastique MUKASONGA s’intéresse non plus aux pauvres bergers, mais aux puissants, à travers la figure de Mobutu, président de l’ex Zaïre, auquel on prête, le temps d’une soirée, une jeune réfugiée rwandaise échouée au Burundi, Helena, magnifique Tutsi qu’il jauge des pieds à la tête avant de la déclarer « trop maigre ». En suivant les pas d’Helena, nous découvrons la violence qui gravite autour de celles qui se prostituent, assistons à la déchéance de celle qui, jeune lycéenne, était d’une incomparable beauté.

La dernière nouvelle, Le Deuil, met en scène une sorte d’Antigone africaine. Elle ne peut admettre de ne pas offrir à ses défunts une sépulture. Contrairement à Antigone, la narratrice – sans doute Scholastique Mukasonga elle-même – ne peut rien y faire : elle a quitté son continent, vit trop loin de ses morts. Alors elle se rend à l’enterrement du père d’un de ses amis, un homme qu’elle ne connaissait pas, dans l’espoir de pouvoir pleurer ses propres morts.

Elle laissa ses larmes couler, elle ne cherchait ni à les retenir ni à les essuyer. C’était comme si une onde d’apaisement avait jailli du sein même de sa douleur. Elle ne put s’empêcher de murmurer la lamentation qui, au Rwanda, accompagne les morts. Elle sentit peser sur elle les regards de ses voisins, étonnés, gênés, réprobateurs.

Cette scène se répète. Dès qu’elle voit un corbillard, elle s’introduit dans l’église, se mêle à une nouvelle assistance endeuillée. Mais cela ne calme pas sa peine. Le Rwanda, pays de ses morts, est trop loin. Alors, elle finit par s’y rendre.

Scholastique MUKASONGA a perdu sa mère, son père, trente-sept membres de sa famille en 1994. Elle vit en France aujourd’hui. Elle est l’une des rares rescapées de sa famille. Elle est donc celle qui est aujourd’hui chargée de se souvenir. Elle a choisi pour cela les gros plans. C’est l’horreur du quotidien qu’elle dépeint, celui d’un tout jeune garçon, d’une jeune fille. Les scènes se déroulent-elles en 1963, 1967, 1973 ou 1992 ? On ne situe pas forcément l’action dans le temps. Plusieurs massacres, plusieurs exils ont en effet précédé le génocide de 1994.

Ces nouvelles, comme les deux livres précédents, sont des tombeaux de papier, les linceuls dont l’auteure n’a pas pu parer les siens.

Pour une vision à la fois plus large et plus précise de ce qui se déroula au pays des mille collines, on pourra relire les deux récits de Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie et Une saison de machettes (Points Seuil). Dans ces deux livres, le journaliste donne la parole aux rescapés, puis aux tueurs.

Rappelons que plus de 800 000 êtres ont été sauvagement assassinés au Rwanda en 1994, en quelques mois.

Les écrivains exilés sont nombreux qui témoignent aujourd’hui des peines et de l’horreur traversées. Il y a les romans de Dany Laferrière (Un Pays sans chapeau, L’énigme du retour…), les pièces de théâtre de Wajdi Mouawad (Littoral, Incendies, Forêts…), magnifique partenaire de la scène nationale de Chambéry. Tous deux vivent au Québec. L’un a quitté Haïti, l’autre le Liban. Des lectures essentielles.

 

 

 

L’Iguifou, Nouvelles rwandaises, Gallimard, collection Continents Noirs, 2010,

122 p,

en librairies le 5 janvier 2010

 

 

 

par Pascale Truck