Biffures – mars 2008

 

Nigra sum sed formosa

Le temps d’un ouvrage, Scholastique Mukasonga a accepté de réveiller pour son lecteur sa mémoire d’enfant. Quel âge avait-elle dans le Rwanda des années 1960-1970 ? Ses souvenirs semblent intacts et nous content la montée progressive de la violence hutue, incarnée par ces soldats, sans peur mais pas sans reproche, qui viennent tabasser les hommes dans leur maison et violer les jeunes filles quand elles vont chercher de l’eau. La famille de Scholastique Mukasonga appartient à ces Tutsis progressivement « déplacés » à partir de 1959 – date du revirement de l’alliance belge en faveur des Hutus, date des premiers pogroms contre les Tutsis : contrairement à d’autres, partis dans des pays limitrophes comme la Tanzanie ou le Burundi, la famille de Scholastique Mukasonga s’est résignée à quitter sa terre chérie et féconde pour être installée dans ce Bugesera hostile, au sud du Rwanda, « une contrée que l’on situait dans les contes tout au bout de la terre habitée par les hommes. ».

Immanquablement, la peur, insidieuse, permanente, est venue se nicher dans les consciences tutsies. Scholastique Mukasonga décrit la façon dont sa mère, Stefania, multipliait les plans de survie, inventant des cachettes en tous genres, créant même des jeux de pistes vers le Burundi tout proche, faisant répéter, la nuit, à ses enfants la course qu’ils auraient à effectuer, le chemin qu’ils auraient à prendre en temps voulu, pensant que ses préventions, nées d’un instinct maternel décuplé, sauveraient sa progéniture d’une attaque hutue meurtrière. Mais la vigilance n’était pas seulement d’ordre matériel : la famille de l’auteur avait même l’avantage d’être dotée d’une double protection spirituelle, celle de Dieu (son père était un sage, responsable de la Légion de Marie) et de Ryangombe (le dieu noir volontiers sollicité par sa mère). La Nature, au Rwanda, est truffée de présages, tout signe prend un sens, plus ou moins rassurant, qui retarde ou semble accélérer la venue du pire : la couleur de l’eau du lac Cyohoha, le vol des corbeaux, ou même ces poétiques « larmes de la lune »…

La Femme aux pieds nus

est autant un texte autobiographique qu’un document ethnographique. D’un côté, il possède la beauté et la tendresse de ces textes mus par la restitution patiente et parfois amusée d’images dont la mémoire n’a pas atténué le caractère enfantin : la recherche scrupuleuse dans le champ de sorgho du délicieux inopfu, les poupées tressées avec les tiges sèches de ce même sorgho, les bruits rassurants de la bière de sorgho rouge qui fermente quand on s’endort, les vaines tentatives maternelles pour faire ouvrir, la nuit, « les yeux des pieds » de sa fille, l’observation fascinée de cette Presque-Madame qui pétrit le pain… D’un autre côté, le texte restitue avec didactisme la façon dont on construit l’inzu (cette maison rwandaise traditionnelle qui n’existe plus aujourd’hui, « désormais dans les musées, comme ces squelettes de grands animaux disparus depuis des millions d’années »), rappelle comment le sorgho se cultive, de sa semaison à sa moisson, et surtout, évoque avec un plaisir non feint la façon dont les mariages se concluent (parfois même se manigancent) dans l’arrière-cour, réservée aux femmes, de l’inzu.

D’un certain point de vue, La Femme aux pieds nus rêve aussi d’un Rwanda d’avant la colonisation, d’avant les Blancs et souligne sans cesse l’inutilité de ce que l’Occident a apporté au Rwanda. Les cachets d’aspirine ne remplaceront jamais les panacées naturelles ; les patates douces et les haricots, venus d’Amérique, ont certes diversifié la nourriture de base des Rwandais, mais ne remplaceront jamais l’incontournable sorgho ; les boîtes d’allumettes ne servent à rien si l’on peut aller chercher du feu chez son voisin ; de même, les ustensiles des Blancs sont inutiles pour fabriquer l’umuganura, un pot de terre suffit. Scholastique Mukasonga exprime ce que d’une certaine manière tout le monde a toujours su : le Rwanda, qui sert ici d’emblème à l’Afrique noire, était un pays autonome bien avant la colonisation et se serait volontiers passé des mauvaises histoires des Blancs et de leur prétendue civilisation. Elle écrit : « Mais il y avait d’autres histoires. Des histoires qui n’étaient pas les nôtres, qu’on ne racontait pas autour du feu. Des histoires qui étaient comme les mauvaises drogues que préparaient les empoisonneurs, des histoires porteuses de haine, porteuses de mort. Les histoires que racontaient les Blancs./ Les Blancs avaient déchaînés sur les Tutsis les monstres insatiables de leurs mauvais rêves. Ils nous tendaient les miroirs déformant de leurs impostures et, au nom de leur science et de leur religion, nous n’avions plus qu’à nous reconnaître dans le double maléfique surgi de leurs fantasmes./ Les Blancs, ils prétendaient savoir mieux que nous qui nous étions, d’où nous venions. Ils nous avaient palpés, pesés, mesurés. Leurs conclusions étaient sans appel : nos crânes étaient caucasiques, nos profils sémitiques, nos statures nilotiques. Ils connaissaient même notre ancêtre, c’était dans la Bible, il s’appelait Cham. (…) » Est-il besoin de commenter cet extrait, unique en son genre, précisons-le, dans le récit de Scholastique Mukasonga ? Il cristallise la haine inextinguible qui ronge le peuple tutsi et exprime la rancoeur d’une femme qui, soucieuse de chercher les causes, même lointaines, de la mort de son peuple tant aimé, trouve dans le Blanc un coupable idéal.

En rappelant à tous ce qu’était le Rwanda bien avant 1994, l’auteur démontre que les atrocités du génocide débordent le moment même de sa réalisation. Quelque chose de fondamental a été détruit (et qui ne peut se recenser comme le nombre de morts) : c’est la mémoire collective d’un peuple, c’est le souvenir de traditions et de rites qui dans leurs accomplissements perpétuaient les richesses d’un Rwanda ancestral. La solidarité, vertu naturelle qui liait chaque être à un autre et essentielle dans le mode de vie rwandais, a laissé place au soupçon. Cette perte incommensurable, Scholastique Mukasonga décide, dès l’introduction – violente, terrible – de son ouvrage, de la symboliser par la mort de sa mère : Stefania, selon la logique du matriarcat, était autrefois porteuse des secrets de ce Rwanda ancien et c’est pourquoi le texte tend à faire d’elle un archétype – la femme aux pieds nus qui forme le titre, c’est autant cette mère-là que toutes les femmes rwandaises. Mais les Hutus n’ont pas fait de différence : un bon inyenzi, un bon cafard, terme qu’utilisaient les Hutus pour qualifier les Tutsis et repris dans le titre du premier ouvrage de Scholastique Mukasonga, est un cafard mort. Stefania fut donc, comme les autres Tutsis, tuée par une machette.

Si un espoir est encore possible, c’est, selon l’auteur, la femme tutsie qui le porte en elle, et plus précisément, dans son ventre. Car le principe de vie est souverain en tout, peut s’affranchir de tout et « le prestige et les pouvoirs que la tradition rwandaise attribue à la mère de famille » contribuent à la protéger des abizimu, les Esprits des morts. A tel point que l’auteur conclut sa démonstration d’une phrase dont la vérité nous paraîtrait presque scandaleuse : « En 1994, le viol fut l’une des armes des génocidaires. Ils étaient pour la plupart porteurs du Sida. Et toute l’eau de Rwakibirizi et l’eau de toutes les sources du Rwanda n’auraient pas suffi à « laver » les victimes de la honte des perversions qu’elles avaient subies et de la rumeur de porteuses de mort qui les faisait rejeter par beaucoup. Cependant, c’est en elles et dans l’enfant du viol, qu’elles trouvèrent la source vive du courage, la force de survivre, de défier le projet de leurs assassins. »

Mais la vérité dont Scholastique Mukasonga se fait, elle, la porteuse, se présente comme un fardeau qui a la noirceur et la tristesse de la mort : le texte est comme encerclé, strangulé même, par deux récits qui expriment le sentiment de son impuissance. Le premier est né de la réalité : « Je n’ai pas recouvert de son pagne le corps de ma mère (…) Ses restes se sont confondus dans la pestilence de l’immense charnier du génocide et peut-être à présent, mais cela aussi je l’ignore, ne sont-ils dans le chaos d’un ossuaire, qu’os parmi les os et crâne parmi les crânes. » ; le second est le fruit d’un cauchemar récurrent, mais l’image reste la même. En choisissant d’insérer ces deux récits aux seuils de son texte, Scholastique Mukasonga en arrive ainsi à cette conclusion tragique, autant pour elle que pour son lecteur : jamais l’écrivain tutsi qu’elle est ne réussira à tisser un linceul de mots assez grand pour recouvrir et apaiser enfin le désespoir de son peuple.

Sophie C. Hébert

lien

: http://biffures.org/actualite/2008/03/nigra-sum-sed-formosa