LE SOIR – Pierre Maury – 7 Mars 2008
Le Rwanda à la lumière de ses personnages
PIERRE MAURY
vendredi 07 mars 2008, 14:33
Avant et après le génocide, un récit et un roman. Scholastique Mukasonga et Gilbert Gatore nous aident à comprendre.
Les désastres collectifs provoqués par la fureur des hommes restent souvent, dans l’esprit de ceux qui ne les ont pas vécus directement, des abstractions. Certes pénibles, mais la douleur est imprécise, diffuse. Jusqu’au moment où un écrivain (ou n’importe quel autre créateur) met en lumière un visage, un nom : l’identité retrouvée dans la masse touche au vif. Et l’histoire, avec ou sans majuscule, nous appartient enfin.
Ce travail a déjà été accompli à travers de nombreux livres consacrés au Rwanda de la fin du siècle dernier, dont le naufrage sanglant reste pour beaucoup une énigme. Pour aider à comprendre et ressentir ce qui s’est passé, les deux ouvrages qui viennent de paraître, écrits par des Rwandais, ne sont pas de trop.
Scholastique Mukasonga avait publié, en 2006, Inyenzy ou les Cafards, une implacable description de la logique qui a abouti au génocide de 1994. On y découvrait, si on l’ignorait (ou si on avait fait semblant de ne pas voir), qu’il était le résultat programmé d’une suite d’événements ouverte dès 1959 – donc avant l’indépendance. Dans son deuxième livre, elle s’attarde sur les années soixante, au moment où de nombreux Tutsis sont devenus des exilés de l’intérieur, parqués dans une région aride, le Bugesera. Stefania, La femme aux pieds nus du titre et la mère de Scholastique Mukasonga, considérera toujours que Nyamata, où ils vivent, n’est pas vraiment le Rwanda. Ce sera néanmoins, en 1994, la tombe de toute la famille et de beaucoup d’autres…
L’hommage à une mère gardienne des traditions est aussi une fidèle description de coutumes ancestrales préservées malgré la colonisation. A travers des chapitres consacrés aux choses du quotidien, un monde disparu refait surface. Scholastique Mukasonga regrette d’avoir oublié certains détails, certaines paroles. Mais elle en a retenu beaucoup, qu’elle nous offre à défaut d’avoir pu les offrir à sa mère.
Gilbert Gatore, lui, s’exprime par le roman. Le passé devant soi, premier tome d’un ensemble annoncé sous le titre Figures de la vie impossible, est une impressionnante entrée en littérature.
Deux récits s’y entrecroisent, et l’on comprendra finalement qu’Isaro, figure centrale de l’un, est l’auteur de l’autre. Elle a échappé au génocide, sauvée par des amis de ses parents, des Français qui l’ont évacuée avec eux et adoptée. Mais le malaise qu’elle éprouve en raison du silence de sa famille d’accueil sur le génocide la conduit à se refermer avant d’entreprendre son grand projet : sauver la mémoire des survivants dans un livre gigantesque où chaque voix serait respectée.
Le projet est si ambitieux qu’il est impossible. Au Rwanda, Isaro commence les transcriptions des témoignages. Puis, passant du collectif à l’individuel, écrit l’histoire de Niko, un muet qui a participé aux massacres et s’est réfugié, la guerre terminée, dans une grotte, avec des gorilles. Le sens de ce récit découpé en 252 fragments est incertain. Mais éclairant : à travers la brume, des faits affichent leur réalité concrète, devant laquelle la recherche d’explication semble vaine. Gilbert Gatore impose ses images, triviales ou poétiques selon les moments, avec évidence. Et s’impose comme un écrivain à la langue riche, dont on attend le prochain livre.PIERRE MAURY
Scholastique Mukasonga sera à la Foire les 8 et 9 mars.