Libération – Scholastiquee Mukasonga – 5 mars 2010

Monde 05/03/2010 à 00h00

Rwanda : maintenant, il faut répondre aux questions

Par SCHOLASTIQUE MUKASONGA Ecrivaine

Je suis rwandaise. Je suis française. Sur la carte d’identité que m’avait délivrée le gouvernement hutu de Grégoire Kayibanda, j’étais cataloguée comme tutsi. Cela valut à mes parents d’être déportés dès 1960 à Nyamata. Cela me valut en 1973 d’être chassée du Rwanda. Je me suis réfugiée avec mon frère au Burundi. Mes parents nous avaient choisis pour survivre.

Depuis l’école primaire, j’ai appris le français. Au lycée, où j’ai eu la chance, rare pour une Tutsi, d’être admise, le français était la seule langue d’enseignement. J’aimais cette langue : elle m’ouvrait sur le monde.

En 1994, toute ma famille fut exterminée. La politique française de soutien inconditionnel au gouvernement génocidaire me bouleversa. J’étais française, comment comprendre que le pays que l’on disait être celui des droits de l’homme soit resté aux côtés de ceux qui venaient d’assassiner près d’un million d’êtres humains ? Je me souviens avoir reçu un ami, alors membre du nouveau gouvernement, invité par le parlement de Strasbourg et qui m’exprimait sa révolte, lui qui avait fait ses études en France, de ne pas être convié au sommet franco-africain. Que lui reprochait-on, d’avoir perdu sa femme et ses enfants pendant le génocide ?

Les Français ont montré qu’ils n’étaient pas dupes de cette politique. Ils soutinrent, comme beaucoup d’autres associations, celle que je créai pour venir en aide aux orphelins de Nyamata. Ce soutien me fut un véritable réconfort. Il ne m’appartient pas de retracer les péripéties que connurent les relations franco-rwandaises. Beaucoup n’étaient pas à l’honneur de la France : lenteur dilatoire de la justice à l’égard des criminels réfugiés en France, attendus du juge Bruguière concluant, en quelque sorte, à accuser les Tutsis d’être les responsables de leur propre génocide, tout cela aboutissant à la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.

Le voyage du président Sarkozy marquerait-il le début de relations basées sur le respect mutuel ? Je relis ce que le président français a consigné dans le livre d’or du mémorial du génocide :

«Au nom du peuple français, je m’incline devant les victimes du génocide tutsi. L’humanité conservera à jamais la mémoire de ces innocents et de ces martyrs.»

J’ai bien lu «le génocide tutsi». Au Rwanda, ce sont bien les Tutsis qui sont les victimes d’un génocide, ceux dont on avait planifié l’extermination. La thèse du double génocide mise en avant par certains négationnistes est donc rejetée officiellement. Reconnaissons au président Sarkozy un certain courage.

M. Sarkozy, à la différence de Bill Clinton, de Kofi Annan, de Guy Verhofstadt, n’a pas présenté d’excuses. Ces excuses, d’ailleurs, si elles devaient être présentées, ne devraient pas l’être au nom du peuple français qui n’a jamais été consulté, mais bien pour la politique menée par quelques-uns. Le Président se contente de regretter «les graves erreurs d’appréciation, une forme d’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du président qui a été assassiné». Il faut prendre M. Sarkozy au mot. Voilà bien les questions qu’il faut élucider : qui a commis les erreurs évoquées ? Pourquoi cet aveuglement des autorités françaises ? Qui ou quoi les a aveuglés ? Nous avions espéré que la commission Quilès aurait ouvert la voie, mais ses conclusions n’ont pas été à la hauteur des témoignages, certains d’ailleurs n’ont pas été pris en compte dans le rapport. Ce ne sont pas des excuses que demandent les rescapés : c’est la vérité.

Et la francophonie me dira-t-on ? Le français ne va-t-il pas être balayé par la volonté du gouvernement d’imposer l’anglais ? Je suis écrivaine. Ecrivaine francophone. Grâce au français, j’ai édifié pour les miens et les victimes du génocide un tombeau de papier. Les Rwandais me témoignent : «Tes livres sont nos livres.» Je ne suis pas inquiète pour le français au Rwanda. Les Africains ont généralement le don des langues. Ils parlent, outre leur langue maternelle, la langue laissée par le colonisateur et souvent les langues des pays voisins. Tous les Rwandais parlent la même langue, le kinyarwanda, leur bien commun, le garant de l’unité retrouvée, beaucoup connaissent le swahili, la langue du marché, du commerce, la langue officielle des pays de l’Est africain. Le français gardera toujours sa place au Rwanda à côté de l’anglais. Le Rwanda veut être le lien entre l’Afrique de l’Ouest francophone et l’Afrique de l’Est anglophone, il tisse des liens directs et étroits avec l’Afrique du Sud. Au centre de l’Afrique, le Rwanda voudrait être sa plaque tournante. Peut-on désormais espérer voir la France s’inscrire comme partenaire dans ce projet ?

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