Désirs d’avenir – février 2010
L’Iguifou, nouvelles rwandaises
Scholastique Mukasonga, Gallimard / Continent noir 2010
L’Iguifou n’est pas un recueil de nouvelles sur le génocide rwandais. C’est un recueil qui enveloppe le souvenir du génocide dans le récit de l’avant et de l’après. L’avant des prémisses, des annonces et des prophéties menaçantes. L’après de la mort, de la mémoire et du deuil. A l’épicentre, la présence obstinément muette d’un évènement qui n’existe plus qu’au travers des traces qui, telles des empreintes ou des sillons au milieu des vestiges, hantent les esprits et les lieux.
Comme « Inyenzi ou les cafards », paru en 2006, l’Iguifou, est bien un livre hanté. Chaque nouvelle est peuplée d’ombres qui creusent au cœur de l’existence des personnages des béances par lesquelles s’engouffrent la peur et la douleur. Il y a l’Iguifou, le démon de la faim qui réveille les Tutsis « bien avant que le chant strident des oiseaux n’annonce les premières blancheurs de l’aube ». Il y a l’évocation du Sakabaka, le rapace qui attend, partout et nulle part, nourrissant une peur à la fois immatérielle et charnelle.
« A Nyamata, l’ombre des Tutsis déplacés, leur ombre véritable, celle qui ne les abandonnait jamais, qui se moquait de la course du soleil, qui leur restait attachée même au plus profond de la nuit, c’était la peur ». Et c’est la même peur qui, aujourd’hui encore, saisit parfois Scholastique Mukasonga, au point de la faire « sursauter quand, derrière [elle] des pas insolites semblent [la] poursuivre »
Il y a surtout au fil des nouvelles l’ombre omniprésente des morts. Celle d’Hélène, la Tutsis au nom prédestiné, qui eut « le malheur d’être belle » et de vouloir être libre dans une société figée par la haine. Celle du Père et de la Mère, des Frères et des Sœurs, des Oncles et des Tantes, chacun étirant la longue « liste des Morts ». Vivant au milieu d’un cortège de fantômes, la survivante de la nouvelle intitulée « le Deuil » comprend bientôt l’impossibilité de l’oubli.
Pour Mukasonga en effet, le présent porte la marque rouge d’un passé auquel nul ne peut espérer échapper. La présence vivante et sensible de l’ « avant » parcourt le fil des nouvelles. Pour dire le génocide, pour en comprendre la portée, pour en saisir l’implacable signification, impossible alors de ne pas remonter dans le temps. Mukasonga sait que les racines du Meurtre plongent profondément dans l’histoire rwandaise, dès les massacres de 1959 et de 1963 dont avaient déjà été victimes les populations Tutsis.
En jouant volontiers sur l’ambiguïté temporelle, en rendant indistincte la frontière entre les strates du passé, en faisant état de massacres dont on comprend qu’ils ne datent pas de 1994 mais d’avant, l’auteur nous dit que le génocide a toujours été là, en puissance. Il n’est pas un accident de l’histoire. Il était présent dès la fondation du Rwanda, comme une ombre.
Et pourtant, nul sentiment de fatalité ni de désespoir à la lecture de l’Iguifou. Rien qui puisse irrémédiablement oblitérer l’espoir, individuel et politique. La vie reprend ses droits. Chacun invente une manière d’habiter humainement au milieu des décombres de la mémoire et de l’histoire. Le narrateur de la nouvelle la « Gloire des vaches » a un Hutu pour voisin. Il ne veut pas en savoir plus. Il ménage un avenir commun. A la fin du « Deuil », la narratrice apprend que le deuil va de pair avec une étrange cohabitation, avec et parmi les morts.
« Ils ne survivent qu’en toi, tu ne survis que par eux. Mais c’est en eux désormais que tu puiseras ta force, tu n’as plus d’autre choix, et cette force là, personne ne pourra te l’enlever, elle te rendra capable de faire ce que peut-être aujourd’hui il t’est impossible de prévoir. (…) Toi aussi cette force t’habite, qu’on ne vienne pas te parler de deuil si ce mot signifie que les tiens s’éloignent. Au contraire ils sont à tes côtés pour te donner le courage de vivre, de triompher des épreuves, que ce soit au Rwanda ou à l’étranger si tu choisis d’y retourner, ils sont à tes côtés, tu peux compter sur eux. »
Avec l’Iguifou, Scholastique Mukasonga a écrit une œuvre puissante de lucidité et de sérénité. Une œuvre qui nous contraint à un salutaire examen de nous-mêmes. Car en filigrane, sans jamais le dire ni jamais accuser, elle dessine une forme d’aveuglement. L’aveuglement face au pire qui s’annonçait et qui advint en ce soir funeste du 6 avril 1994.
Au lecteur d’être à son tour hanté par une question : « comment n’avons-nous pas pu empêcher cela ? » Une question que toute politique étrangère devrait garder présente à l’esprit, comme une boussole pour l’action./.