Le nouvel Observateur – Jérôme Garcin – 1 juin 2006

Merci au nouvel Obs et surtout à Jérôme Garcin pour l’appréciation si juste qu’il porte sur mon livre, j’en suis profondément touchée. Je n’aurais jamais pu imaginer que mon livre puisse faire penser à « la Métamorphose » de Kafka. Pour ceux qui n’auraient pas pu se procurer cette article, je le mets en ligne.

Le témoignage d’une Tutsie

Génocide mode d’emploi

Dans « Inyenzi ou les Cafards », Scholastique Mukasonga raconte comment le massacre des Tutsis a été programmé

Certaines pages, on ne peut pas les lire tellement elles sont insoutenables. Elles décrivent le calvaire de Pierre, un universitaire que ses bourreaux ont soigné, alors qu’il était blessé, pour mieux découper ses membres, et qui demandaient par sadisme à sa petite fille d’apporter de la nourriture à ce père dont elle observait chaque jour la nouvelle amputation. Ou le supplice de Jeanne, enceinte de huit mois, éventrée vivante à la machette, et frappée à mort avec son propre foetus. Ce livre n’est pas seulement «un tombeau de papier», un ossuaire rempli de crânes fissurés et anonymes, c’est aussi un mode d’emploi de la terreur, un traité de la torture, un précis de décomposition.
Celle qui a rédigé ce martyrologe porte un beau prénom de philosophie et de théologie médiévales. Elle s’appelle Scholastique Mukasonga. Elle vit aujourd’hui face à la Manche, dans le Calvados, où elle est assistante sociale et mère de deux enfants. Elle est née au Rwanda, dans la province de Gikongoro, au bord de la rivière Rukarara. Sa famille a été déportée à Nyamata et puis éradiquée, lors du génocide de 1994. Au total : trente-sept personnes, dont sa mère et son père.

Scholastique ne doit d’être en vie qu’à sa fuite éperdue au Burundi, à son exil à Djibouti et à son mariage avec un Français. Si elle était restée au Rwanda, elle aurait été violée, découpée, tuée. Comme tous les autres, ces Tutsis que les Hutus appelaient des «inyenzi», des cafards. Ce que, dans « la Métamorphose », Kafka avait imaginé, le président Kayibanda l’a réalisé : la cauchemardesque transformation d’êtres humains en cancrelats destinés à être écrasés.
Grâce à ce témoignage, on comprend comment, dès la fin des années 1950, ont été mises en place, dans le Rwanda postcolonial, une dictature raciale et une politique de purification ethnique dont le génocide de 1994 fut la solution finale. Scholastique, qui a grandi dans la panique quotidienne des représailles et la haine que son physique tutsi inspirait (peau trop claire, nez trop droit, cheveux trop abondants), décrit toutes les étapes qui, de pogroms en déportations, ont préfiguré la tragédie et annoncé le million de victimes. Malgré l’apartheid, et à condition de ne jamais répliquer aux humiliations, de s’enfermer la nuit dans les WC du lycée pour apprendre ses leçons, cette brillante élève a pu suivre une scolarité presque normale et obtenir au Burundi, en 1975, le diplôme d’assistante sociale. Son père croyait que la réussite scolaire permettrait de contourner la malédiction ethnique. Il est mort avec ses illusions.
De même que les bourreaux hutus étaient au-delà de l’inhumanité, Scholastique, rongée par le remords d’avoir survécu, est désormais au-delà de la douleur. Parfois, de sa mémoire horrifique, Scholastique sauve quelques images vierges, un troupeau d’éléphants traversant le village avec une nonchalante noblesse, une ronde nocturne de léopards, une cueillette de fruits dans la savane, une fête clandestine arrosée à la bière de banane. Comme si, dans ce livre à la prose kafkaïenne, la rescapée d’une Afrique fantôme voulait frôler une dernière fois l’enfance qui lui a été refusée et rétablir le droit de vivre qui a été retiré aux siens. Ils sont maintenant couchés sur la page blanche, où le lecteur les pleure.
Jérôme Garcin

«Inyenzi ou les Cafards», par Scholastique Mukasonga, Gallimard, coll. «Continents noirs», 166 p., 12,90 euros.

Scholastique Mukasonga a créé uneassociation d’aide aux orphelins du génocide rwandais. Elle tient un blog : www.scholastiquemukasonga.com.

Par Jérôme Garcin
Nouvel Observateur – 01/06/2006